Les codes des chefs cuisinent les pages

Les livres de cuisine se laissent raconter à travers quatre spécialistes de leur confection, qui dénichent des pépites à leur façon autour des éditions Favre ou des livres artisanaux.

«Un livre de cuisine d’un chef connu peut se vendre à 3000 exemplaires»

Pierre-Marcel Favre, éditeur

Pierre-Marcel Favre connaît le marché romand du livre de cuisine. Il en totalise une cinquantaine dans sa collection sur les 2000 au total des éditions Favre. «Pour nous, il s’agit surtout de rendre hommage aux grands cuisiniers de Suisse romande ainsi qu’à la densité de leurs belles tables et de publier des livres faciles d’accès en termes de format et de prix. Mais cela ne se répand pas comme une traînée de poudre.»

Il estime qu’un bon livre de cuisine peut se vendre à environ 3000 exemplaires en fonction de la notoriété du chef. «Les trois livres réalisés avec Carlo Crisci continuent à bénéficier d’un joli succès.»

Tout a commencé en 2000 avec l’album «Emotions gourmandes» du maître de l’Hôtel de Ville de Crissier, Frédy Girardet. Pour l’éditeur, certains trouvaient le livre difficile, élitaire et pourtant son tirage de 30 000 exemplaires en français et sa traduction dans cinq langues montrent son indéniable succès. «Frédy Girardet reste un cas à part, il s’agit d’un initiateur, d’un inventeur.»

L’éditeur pense que le public peut se diversifier notamment à travers ses collaborations avec le site QoQa et ses livres baptisés Qooking, qui attirent une clientèle plus jeune, ou alors avec des ouvrages plus spécifiques consacrés par exemple aux algues ou à certains problèmes de santé.

Pour lui, il s’agit d’un marché paradoxal, car le sujet de l’alimentation concerne l’entier de la population, alors que les livres appartiennent plutôt au marché du luxe. Il ne croit pas à une collection de poche: «Ce genre de contenu, on le trouve déjà sur Internet». L’éditeur se réjouit particulièrement de la période des fêtes, car le livre de gastronomie reste un livre idéal pour un cadeau.

«On a recherché des couleurs terre-de-Sienne pour dire la Méditerranée»

Oscar Ribes, graphiste

Oscar Ribes commence par réaliser un logo pour le chef Gérard Rabaey, puis sa carte des menus et la signalétique de son restaurant. Voilà comment le graphiste, après une discussion avec Pierre-Marcel Favre, décide de réaliser son premier livre de cuisine avec le chef du Pont-de-Brent. Pour lui, dans le microcosme de notre région où tous les chefs se connaissent, le plus important reste de ne jamais produire deux livres pareils.

«Avant de prendre contact avec les photographes Pierre-Michel Delessert ou Dominique Derisbourg, je passais beaucoup de temps avec le cuisiner et m’imprégnais de son univers afin de créer une ambiance pour pouvoir monter un studio en cuisine ou en salle.»

Pour le directeur artistique, il ne suffit pas de mettre en page une recette: «Il faut beaucoup refaire, certains chefs s’énervent à cause de toute la matière première qu’on utilise pour réaliser une image. Mais le but reste que le lecteur reconnaisse une émotion, une sensation culinaire, une signature.»

Les couleurs choisies dépendent de la personnalité du chef. Pour Pierrot Ayer, il fallait du chatoyant, du convivial, alors que pour Edgard Bovier, la Méditerranée primait. «On a recherché des tons bleus et terre-de-Sienne, des expressions du Sud qui donnent envie de dévorer le bouquin.» La collaboration avec Edgard Bovier a duré une année à travers les quatre saisons. Le graphiste veut mettre en scène la chaleur humaine à travers la vie de la brigade, de la famille, des amis du chef.

Il se souvient de nombreuses discussions avec Carlo Crisci avant de réaliser un livre avec lui, finalement sa femme l’a convaincu et le succès éditorial fut au rendez-vous. Du point de vue du graphiste, le livre représente un jolie tremplin pour un chef.

«Je travaille seul avec une lampe qui ressemble à la lumière du jour»

Dominique Derisbourg, photographe

Dominique Derisbourg photographie des plats depuis 30 ans, mais pour lui tout a changé: «99% des gens font des photos avec leurs téléphones portables, un chef comme Pierre Crepaud fait de bonnes photos tout seul.» Donc lui, le preneur d’images, va ailleurs avec son oeil et sa technique minimale: «Je trouve une lumière comme une façon d’écrire, je travaille seul avec une lampe qui ressemble à la lumière du jour.»

Il prend exemple sur un chef qui refait un plat qui ne lui plaît pas, quand il arrive au passe, quand il considère qu’il ne s’agit pas de sa cuisine. «Si le livre ne me correspond pas en termes de papier ou de mise en page, je le refais.» Il suggère parfois de disposer trois Saint-Jacques au lieu de quatre. «Je ne veux pas changer l’âme d’un plat, je propose juste un changement visuel.» Certains chefs écoutent.

Il se nomme désormais photographiste et gère ses projets de A à Z, organise l’ensemble. Avec un livre de recettes réalisé en numérique où il présente 50 de ses propres trouvailles: «Ensuite, je peux insérer un calque, les signer, les numéroter, comme du prêt-àporter.» Ou «La madeleine des Chefs», beau projet commencé en Suisse et continué, avec ce deuxième volume qui vient de sortir, autour des chefs français.
Un ouvrage qu’il porte en lui depuis quatre ans, avec du offset à 1000 exemplaires et un partenariat avec la banque Lombard Odier. «Je suis particulièrement attentif au vernis, au papier, à la couverture.»

Il continue à photographier les chefs torse nu: «Cela donne une force incroyable au projet, quand un chef de 90 ans te fait une confiance aveugle, tu dois le respecter.» La force unique d’une légende vivante comme Jacques Maximin lui donne envie d’aller au bout.

«Les chefs se racontent autrement sur un bateau avec un pêcheur»

Isabelle Bratschi, journaliste

Isabelle Bratschi aime raconter la vie d’un chef, comme une passeuse. Rester en retrait, les mettre eux en avant et privilégier une écriture gourmande.
Son nom figure sur la couverture de six livres de cuisine. Le premier en 2007 avec un jeune chef, Guillaume Trouillot: «Je ressentais de l’émotion et de la responsabilité. Parfois, les recettes semblent compliquées, nous veillons à les redéfinir autour d’ingrédients accessibles à tous.»

Elle voit le livre de cuisine comme une possibilité de décrire différentes manières de manger, de se retrouver à table et de donner envie de cuisiner.

Son deuxième livre évoquait le pain à travers la figure du boulanger et entrepreneur Aimé Pouly: «Il s’agissait de dresser le portrait d’une personnalité qui pouvait apparaître un peu bourru et bling-bling, mais que j’ai trouvé très touchant.»

Ensuite, elle s’intéresse aux poissons de nos lacs: «Les chefs se racontent autrement sur un bateau avec leurs pêcheurs.» Puis avec ses histoires de goût ou aux produits des terroirs: «La manière de voir travailler des producteurs donne beaucoup de clés.»
Elle a aussi rédigé un livre sur des personnalités qui choisissaient leurs restaurants préférés.
Dans toutes ces aventures, elle estime que tout part d’une belle image, qui appelle le texte.

L’auteure se souvient de plaisirs pris avec le photographe Pierre-Michel Delessert: «Je devais parfois aller chercher de l’eau et en jeter sur le plat pour modifier l’image.»

Elle vient de collaborer à l’ouvrage «La madeleine des Chefs» de Dominique Derisbourg.
Elle aime l’idée d’approcher un chef par son enfance, par son souvenir. «Je trouve passionnant qu’un chef comme Alexandre Couillon arrive à parler de la marée noire avec un plat.»

Alexandre Caldara
Article : Le Temps PDF

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